Rétro Pedro

Cinéma / Drôle et douloureux, sophistiqué et populaire, mystérieux et provocant : le cinéma d'Almodóvar multiplie les contrastes, de la comédie underground au mélo grand spectacle, pour mieux bouleverser nos repères. Ses 15 films sont à l'Institut Lumière pour mieux en faire le détour. Luc Hernandez

Baise, baise, baise-moi, Tim. Ce n'est pas le titre du dernier roman porno de Virginie Despentes, mais celui du tout premier film, encore inédit en France, d'Almodóvar, le seul à échapper à la rétrospective de l'Institut Lumière. D'entrée de jeu, le réalisateur madrilène annonce la couleur, crue : du cul, du cul, du cul. Pas un film d'Almodóvar qui ne comporte une scène de sexe, jusqu'au dernier, Volver, à sortir le 17 mai (lire l'interview ci-dessous). Pas un personnage depuis qui ne soit mû par le désir et la passion, les deux piments d'une œuvre qui va surchauffer le cinéma espagnol jusque-là en débandade. Avec l'émancipation de la Movida, ce grand mouvement culturel libertaire de la fin des années 70, refusant les idéologies et prônant la satisfaction immédiate de tous les plaisirs, Almodóvar va tout se permettre et tout se faire mettre : perruques et maquillages outranciers (il joue avec dans ses premiers films), travestissement et talons aiguilles au masculin, sans oublier évidemment toutes sortes d'objets contondants. Le film qui marquera cette première période provoc, c'est Le Labyrinthe des passions (1982), véritable rareté projeté il y a une dizaine d'années au Cinéma Opéra et aujourd'hui à peu près invisible. Pastiche de film érotique où un prince arabe et une fille de gynécologue nymphomane finiront par trouver l'amour grâce à une machination terroriste (après avoir baisé l'un comme l'autre avec les hommes de la terre entière !), c'est le film déjanté par excellence, où Almodóvar interprète avec sa complice punk de l'époque, Fanny McNamara, quelques chansons à peu près inaudibles. Côté mise en scène, ça reste aussi débraillé que le bel Antonio (Banderas) qui crève déjà l'écran. C'est ce qui s'appelle le charme. Côté thématique, Almodóvar pose déjà les jalons de ce qui va devenir son terrain de prédilection : la comédie loufoque, pendant de la screwball comedy à l'américaine, jusque-là pas vraiment représentée en Europe. Comédie qu'il va pervertir avec Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça en 1984, en s'adonnant à ce qu'il appelle le screwball drama : mettre l'humour et les situations les plus échevelées au service de la pathologie des sentiments et de l'intimité la plus tragique. Vous avez dit mélange des genres ?Pop et kitschTout son cinéma s'organise alors en contraste : névrose et psychologie des personnages à l'européenne, esthétique efficace, kitsch et colorée, inspirée du pop art américain. La mayonnaise prend avec Femmes au bord de la crise de nerfs (1987), qui en lançant des clins d'œil au film de femmes à la Cukor, lui vaut une reconnaissance internationale. Fan d'Hitchcock, Almodóvar fait désormais appel à Juan Gatti pour designer ses célèbres génériques bigarrés. C'est la période pop et kitsch qui signe sa marque de fabrique et installe son succès. D'abord avec Attache-moi, pendant passionnel hétéro de La Loi du désir (lire encadré ci-dessus), puis Talons aiguilles. Son univers, cinéma de studio unique en Europe jouant à fond la carte de l'artifice, est posé : déco fifties, couleurs Chupa Chups, utilisation de chansons populaires comme dialogues révélateurs des états d'âme des personnages... Mais l'artifice est surtout une façon pour Almodóvar de créer des contre-stéréotypes : toujours peuplé de créatures transgenre, son cinéma devient celui des physiques pas possibles avec des histoires pas possibles non plus, mais filmées au premier degré, dans des situations concrètes avec des tempéraments de feu jusqu'à ce que consumation s'en suive. Avec le petit péché de Pedro : l'inflation de personnages et de situations abracadabrantesques. C'est le règne anarchique de l'exagération, qui connaîtra l'overdose avec Kika (1993). C'est aussi la période qui a le plus vieilli à la revoyure, chatoyante et débridée, mais aussi superficielle et tiquée.La Fleur de son secretAvec La Fleur de mon secret et le navrant En chair et en os, Almodóvar va lorgner vers plus d'épure et de réalisme. Mais c'est Tout sur ma mère qui marquera le point de rupture, ouvrant le champ à un mélo réinventé (Douglas Sirk n'est pas très loin). Cocktail rare de tristesse et de grand spectacle, Almodóvar découvre l'ellipse et devient paradoxalement plus expressif en en faisant moins. Parle avec elle, son chef-d'œuvre, en sera l'aboutissement : une scène lui suffit pour faire passer l'émotion la plus juste qui traduira le pan entier d'une vie, organisant un film choral avec une simplicité qui laisse pantois. La scène du viol, entièrement transposée dans un film où un homme miniature gravit le corps géant d'une femme jusqu'à pénétrer en elle, est d'une poésie surréaliste digne de Buñuel. Malheureusement, avec La Mauvaise Education et le prochain Volver, Almodóvar va user du film choral jusqu'à la corde insensible. Enfermé dans ses obsessions jusqu'au repli sur soi, fasciné par son pouvoir de narration, il multiplie l'enchevêtrement de récits, les doubles identitaires et autres tiroirs narratifs jusqu'à nous perdre. Tout se passe comme si l'ego de l'artiste et la perfection formelle faisaient désormais écran entre le film et le spectateur. Plus grand chose du style direct qui faisait sa renommée et notre plaisir, plus beaucoup d'humour non plus, encore moins d'altérité (que des femmes dans Volver). L'imagination semble entrée en période de glaciation. En attendant le retour de la "Pasión" inscrite en lettres géantes au générique de fin de La Mauvaise Education, il est temps d'aller se rincer à l'eau vive des trésors passés à l'Institut Lumière.Intégrale Pedro Almodóvar à l'Institut Lumière jusqu'au 30 mai

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