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Le freak, c'est chic
Par Stéphane Duchêne
Publié Jeudi 19 septembre 2013 - 15788 lectures
Du freak, du fou, de la créature cramée, de l’inclassable, de l’incassable, du fragile, du fracassé, du fracassant, du marginal, du réfractaire, du réfracté, du revenant, du rêveur, du malade, du rageux, cet automne musical va en faire pleuvoir de partout. Du chelou comme à Gravelotte, qu’il va tomber. De belles tronches de vainqueur et des paluches pleines de talent, des noms à coucher dehors, du génie à la pelle, attaqué à la pioche. Ah, inquiétante étrangeté quand tu nous tiens ! Stéphane Duchêne
Comme pour toute saison, tout événement, tout lancement, il nous faut un parrain, un type dont la stature et l'aura donnent immédiatement le ton. C'est Florent Pagny en total look peau de zobi à la Star Academy ou Alain Delon tenant des propos contre-intelligents sur l’homosexualité dans C à vous. Car oui, souvent, on a affaire à un type qui peut partir en vrille à tout moment, se mettre à dire n'importe quoi, comme n'importe quel parrain dans n'importe quel événement familial, ou comme un parrain de la mafia un peu sur les nerfs. C'est très bien, ça fait parler.
Nous aurions pu assez logiquement choisir le parrain rock Don Cavalli, d’origine italienne et d’aspiration amerloque, comme tout parrain qui se respecte, et dont Les Inrocks qualifient avec raison la production de «rock tordu et primitif», quelque part entre la sève de Johnny Cash et les débordements d’un Beck. Bref, l’éternelle histoire du type né au mauvais endroit au mauvais moment et qui s’en accommode par le voyage intérieur (sur son dernier disque il va même jusqu’en Asie). En plus, dans le civil, le Don, au Marché Gare le 10 octobre, est jardinier, ce qui est pratique pour enterrer les cadavres façon Tony Soprano ou déterrer les trésors qui composent sa musique.
Cheveu, Frustration, Rien
Mais pour le panorama spécial freaks que nous offre cette nouvelle saison musicale, il nous fallait du larger than life, de l’authentique frappé international, de l’attaqué à l’acide. Et s’il y avait du monde au portillon, on n'a pas trouvé mieux dans le genre grenade dégoupillée que Tricky, qui tiendra séance au Transbordeur le 12 décembre. Quoi qu'il fasse – genre donner ses concerts dans l'obscurité absolue ou simplement oser sortir avec une telle tête de gargouille – le type fait tellement flipper qu'après son deuxième album, Pre-Millenium Tension, on a vraiment crû que la fin du monde allait arriver. Depuis il continue, notamment sur le dernier en date False Idols, de livrer une bande son post-apocalyptique en direct du purgatoire, sa voix de goule blottie dans les bras de basses pan-démoniaques et de femmes fatales sous antalgiques.
Des antalgiques, le téméraire et imposant Eugene Robinson doit en avoir quelque usage, lui qui combine les fonctions de combattant de rue, de poète et de slameur de l'impossible. Comme le père Trickouille, mais à sa manière à lui, Robinson (que l'on verra avec L'Enfance Rouge, le 3 décembre au Sonic) produit une matière essentiellement physique pour ne pas dire tripale, qui dépasse de loin la musique et ne s'encombre pas de tergiversations.
Tergiversations, concessions (pièges à cons), on ne peut pas dire que ce soit la came de quelques rageux qui, parce qu'ils ont autre chose à faire – casser des pintes avec leur front par exemple (non contractuel) – ne coupent pas les cheveux en quatre pour se choisir un nom de baptême : qu’il s’agisse de… Cheveu, forcément, le 12 décembre au Marché Gare ; de leurs collègues de label Frustration, le 18 octobre, également au MG ; des gars de METZ, le lendemain, même lieu (comme son nom ne l’indique pas, ce groupe de noise punk n'est pas originaire la capitale de la Lotharingie mais de l’Ontario, préférant les marrons aux mirabelles) ; des sauvageonnes franco-britanniques de Savages (27 octobre au Club Transbo) ; des Belges dansants mais abrasifs de BRNS (consonne !, le 2 novembre au SNC), des Montréalais gigoto-krautrockeux de Suuns (voyelle !, le 4 novembre à l’Eépicerie Mooderne) ou encore des grenoblois de Rien (nulle part ailleurs qu'au Marché Gare, le 24 octobre). De là à croire que le nom en "The" est devenu un truc pour blaireaux virés mainstream, il n’y a qu’un pas. De côté. Vers la marge.
Œuf pourri et toux grasse
La singularité, ma bonne dame, c’est un art. On peut jouer le truc à fond, façon Gogol Bordello, quitte à annoncer la couleur avec un peu trop de facilité, au risque de l’agacement voire de la procédure d’internement par un tiers (c’est pas pour balancer mais ils seront le 1er décembre au Transbo). En effet, allez donc justifier de votre santé mentale quand vous choisissez de vous appeler Gogol, Bordello qui plus est. Pourquoi pas Idiotissime Boxon ?
Il y a certes des méthodes plus douces, comme être islandais, ce qui vous garantit, on ne sait trop pourquoi – même si Björk et une originalité patronymique intrinsèque doivent y être pour quelque chose – un coefficient de bizarrerie supérieur à la moyenne. A propos du dénommé Ólafur Arnalds – comme ça se prononce – Le Monde a décrit «un singularisme taillé dans la glace». On vous le donne en mille : le type est donc islandais, par conséquent s'il n'est pas né de la cuisse éruptive d'un volcan, il est forcément… taillé dans la glace et sent un peu l’œuf pourri, voire le poisson séché. En revanche, son «singularisme», ou sa singularité, Ólafur Arnalds, le 13 octobre à l’Épicerie Moderne, qui tâta aussi bien de la batterie metal que du banjo, ne les tient pas seulement du hasard qui l'a vu naître à Mosfellsbær (à la sortie de Reykjavik prendre la route 1 à gauche), ni de ce nom qui sonne comme une toux grasse. Mais d'une manière de faire de la musique qui la rend dit-il «trop pop pour les radios classiques et trop classique pour les radios pop».
Valseuses à paillettes
Voilà le problème quand on voyage quelque part sur «le nuage des génies», comme dirait ce bon Daisy Lambert, on risque d’atterrir de no man’s lands en pays étranges : villes mastoc et mégalo taillées à la hache par des architectes martiaux qui donnent un peu envie d'envahir la Pologne (oui, Woodkid revient, à Villefranche le 22 novembre, au Festival Nouvelles Voix mais d’une c’est sans l’ONL, et de deux c’est complet depuis huit ans, alors calmez-vous) ; ou {Awayland} "vonnegutien" en diable comme celui dont l’Irlandais Conor O’Brien, leader de poche de Villagers, a fait son pays d’adoption, son royaume d’Oz. Dire à quel point on a hâte d’être convié, le 18 novembre à l’Épicerie, dans l’utopie pop dirigée par ce leprechaun génial serait enfoncer une porte déjà ouverte.
Ce soir là, Villagers sera précédé de Lee Ranaldo and the Dust, non pas l’urne funéraire de l’ex-batteur de Sonic Youth mais son projet actuel. On aura d’ailleurs également droit du côté de Just Rock ?, en plus des Savages susnommées, à Body/Head (1er novembre), le nouveau vaisseau expérimental de l’amirale (Kim) Gordon, elle aussi en congés de Sonic Youth. Just Rock ? qui, en parlant de vaisseau, accueillera, au Transbo également, celui d’un Cascadeur de plus en plus harnaché et autoproclamé Ghost Surfer, titre de son dernier single et de son prochain album, signe que sa drôle de machine pop entend gagner encore davantage en altitude. Si tant est que l’on puisse encore parler d’altitude.
Le Messin volant y croisera néanmoins la route d’un autre extra-terrestre – physique de mammouth et voix de poussière d’étoile – Rover. Imaginez si David Bowie avait fait carrière avec la tête de Depardieu, Ziggy Stardust n’aurait jamais pu faire entrer ses «valseuses» dans le moule-paquet à paillettes et la face – pas que la face d’ailleurs – du rock en eut sûrement été changé. A part le collant à paillettes, c’est le programme proposé par l’ahurissant Timothée Régnier.
Papayou
C’est aussi en haute sphère que l’on trouve Axel Monneau, improbable Monsieur Spock de la pop hexagonale (un hexagone viré kaléidoscope) devenu Orval Carlos Sibelius. Orval comme la bière trappiste, Carlos comme le chanteur papayou, Sibelius comme le compositeur finlandais. Là encore pour s’inventer, à la suite d’un nom épique, un monde et des époques dans lesquelles voyager, au bord de la folie douce.
Après avoir tâté du folk médiéviste au sein de Centenaire (on s’occupe comme on peut), Sibelius explore en solitaire mais avec une armée d’instruments improbables les galaxies musicales les plus lointaines. Sur Super Forma, une super nova pop, il se prend pour un Brésilien et livre, en même temps qu’un des albums de l’année, un chef d’œuvre psychédélique de prog-tropicalisme.
Voilà qui devrait mettre sur orbite le Winter Camp (festival itinérant qui passera par l’Épicerie Moderne le 10 décembre) dont il tiendra l’affiche avec Jay Jay Johanson, autre savant fou parti lui à la recherche de la pierre philosophale (ou de la fille) qui lui "débrisera" le cœur. A l'écoute de ses dernières productions, Dry Bones (il pose en tête de mort) et Mr Fredrikson, une espèce de dub boréal beau à tomber mais triste à s'enfoncer une corne viking dans l'oreille, on constate que le Gégé va mal. Donc bien.
Confrérie des bras maigres
Mais qu'on ne s'y trompe pas, Gégé n'est pas le seul à creuser de ses bras maigres et de sa voix de clarinette fendue le puits sans fond de son âme tourmentée. On pourrait même parler en cette saison automnale de véritable attaque de la Confrérie des bras maigres et des âmes damnées. En tête, l'elfe israélien – un concept en soi – Asaf Avidan, qui a bon gros paquet de douleurs à évacuer de son tout petit corps et de son âme ratatinée, par la grâce – à tous les sens du terme – d'une voix proprement extra-terrestre (dimanche 29 septembre, salle 3000).
Ou à ce grand phasme belgo-rwando-chamarré de Stromae (23 novembre au Transbo). Trop grand pour cette petite vie, il réussit le prodige de faire danser jusqu'à l'épuisement en évoquant ici la violence conjugale, là l'absentéisme paternel, ailleurs la solitude du coureur de jupon, bref la vie en tant que belle et bonne tartine de merde à déguster chaque jour un peu plus et avec le sourire s’il vous plaît – «alors, on danse» du coup, une philosophie qui se respecte : de "brelitude" en "branlitude", il n’y a que deux lettres que Stromae a choisi de flouter.
De cette confrérie, Bradford Cox, tête (mal) pensante et grand corps malade et décharné, de Deerhunter, aurait dû être le chef de fil et l’attraction principale, dans la foulée d’un prodigieux album baptisé, tiens donc, Monomania. Le symbole même, à défaut du parrain, de cette saison un peu barrée, concentrant sous sa grande carcasse bancale un échantillon des caractéristiques, bonnes ou mauvaises, de chacun des bizarroïdes précités. Il le sera en creux – et barré pour de vrai – son groupe ayant annulé sa tournée pour «multiples raisons familiales» – familles, je vous hais. Et c’est nous qui sommes comme fous.
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