La Zone d'intérêt, ou deux présents juxtaposés dans un espace impossible

La Zone d'intérêt
De Jonathan Glazer ( h 45) avec Christian Friedel, Sandra Hüller, Johann Karthaus

Chronique / Une belle maison (à côté d’Auschwitz), une famille (de nazis) idéale, un dispositif de mise en scène (faussement) neutre : un chef-d’œuvre (au bas mot) de Jonathan Glazer. Dans les salles obscures de Lyon le 31 janvier.

Pour apprécier La Zone d’intérêt, il faut d’abord regarder ses ciels. Au-dessus de la maison de la famille Höss, idéalement située à côté du travail de Rudolf, le ciel est en effet toujours bleu avec quelques nuages. Oh ! De temps en temps, une légère fumée grise vient voiler cette météo fort clémente pour une ville polonaise… Mais cela ne dérange pas le champ où l’on organise des pique-niques, la petite rivière où l'on pêche avec les enfants, le jardin que l’on fait visiter à la grand-mère, ou même les fleurs qui poussent, radieuses et bien entretenues, montrées dans de longs et magnifiques gros plans.

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Qui serait assez sot pour laisser un tel paradis ? Surtout pas Hedwig, en dépit de la promotion promise à son mari, récompensé pour son sens de la productivité et son sérieux dans la gestion des flux.

Qu’est-ce que maman comprend à Auschwitz ?

De quoi parle-t-on ici ? D’une sitcom des mœurs de la classe moyenne bourgeoise dans l’Europe d’aujourd’hui, tiraillée entre son confort chèrement acquis et les petits tracas du quotidien — une guerre en Ukraine, un massacre en Israël, si peu de choses… ?  Ou parle-t-on de la feinte neutralité affichée par ceux qui habitent de l’autre côté du mur, celui qui sépare le camp d’Auschwitz de ceux qui l’administrent ?

Le dispositif adopté par Jonathan Glazer, prolongeant celui de son déjà sidérant Under the skin, réunit les deux en créant un nouveau rapport au présent. Capté par une multitude de caméras numériques, le plus souvent fixes et « objectives », renforcé par le jeu naturaliste de Christian Friedel (raide et dévoué, infidèle avec sa femme et protecteur avec ses enfants : un bon pater familias) et Sandra Hüller (dos voûté, jambes arquées : une mutti allemande éternelle), le quotidien de la famille Höss échappe à toute perspective, spatiale comme temporelle ; il est d’ici et d’ailleurs, d’hier autant que d’aujourd’hui.

Entre hypnose et table rase

Même les cris et les coups de feu qui résonnent sur la bande-son ne sont qu’un bruit de fond, identique à celui que ferait une télé allumée 24/24 sur une chaîne d’info continue en temps de conflit. Tu n’as rien vu à Auschwitz, tout juste en as-tu entendu les échos, mais que veux-tu ? Tu as du travail, ou tu veux le garder, ou juste bien le faire, alors…

Banalité du mal, ont dit certains ; maladie de la banalité, a-t-on envie de leur répondre, tant Glazer semble investir le moindre centimètre carré de ses images pour faire de chaque détail une matière, et de cette matière un terreau à virus. Sa stratégie est simple : d’abord imprimer la rétine en faisant durer une image à la netteté perturbante, puis glisser dans cet interstice une situation qui en brouille le sens. Des enfants jouent innocemment dans une serre, puis l’un enferme l’autre sans raison.

Deux adolescentes juives toutes mouillées laissent une très visible flaque au sol, et Hedwig saisit ce prétexte pour déverser lâchement sur elles ses frustrations… Ce n’est pas pour rien si le cinéaste choisit à intervalles réguliers de nous placer face à un long écran noir ou rouge, comme pour laver notre vue de tout ce qui pourrait la parasiter, entre hypnose et table rase.

Contrechamp impossible

À deux reprises, cruciales, Glazer opère un basculement de ses images : lorsqu’il en inverse la température pour passer du positif au négatif et filmer un rare acte de bonté désintéressée. La chaleur de la générosité contre la froideur de l’altruisme retourne ainsi l’opposition classique entre lumière et ténèbres. Mais c’est surtout son épilogue qui propulse La Zone d’intérêt hors de son propre confort.

Deux présents s’y juxtaposent dans un espace impossible : celui de la fiction et celui du documentaire, comme si un plan de Kubrick regardait des plans de Lanzmann. Höss se confronte alors à ce qu’il ne veut pas voir : ses crimes, mais aussi sa propre indifférence d’employé dévoué. Et nous ? Que regardons-nous ? Notre indignation ou notre propre résignation face à cette indignation ? Ultime provocation. Ultime écran noir. 

La Zone d’intérêt
De Jonathan Glazer (Ang, 1h43) avec Sandra Hüller, Christian Friedel…
Sortie le 31 janvier

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