La Chimère

Réalisme magique / À travers les errances existentielles d’un « tombarolo », un pilleur de tombes étrusques, Alice Rohrwacher s’engage pour son quatrième film dans un voyage inédit, poétique et sans nostalgie dans l’histoire de l’Italie et de son cinéma.

Lorsqu’Arthur (Josh O’Connor) se réveille dans un train, ses voisines lui demandent d’où il vient. Vaseux, il leur répond en commentant leurs visages, qu’il compare à des tableaux antiques. Si sa peau pâle et son accent laissent en effet deviner ses origines anglaises, ce « d’où » n’intéresse pas cet anti-héros partagé entre le spleen d’un deuil amoureux et l’exaltation de retrouvailles avec une bande de tombaroli, pilleurs de tombes et de trésors étrusques. Son affaire, c’est bien le temps, sa valeur et son poids.

Il en est de même pour Alice Rohrwacher, qui s’emploie à brouiller les repères de l’époque. Impossible de savoir avec certitude quand La Chimère se passe : trente, quarante, cinquante ans en arrière ? Dans son précédent et déjà remarquable Heureux comme Lazzaro, elle inventait une figure centrale qui se jouait du passage des années et ne vieillissait pas, démasquant le mensonge d’une campagne italienne faussement bloquée dans la féodalité. Ici, c’est tout le film qui est frappé d’atemporalité. Ce bout d’Italie au bord de la mer Tyrrhénienne n’est pas que l’endroit où sont cachés les vestiges étrusques ; c’est un vestige en soi avec ses cabanons aux toits en tôle, ses grandes bâtisses aux murs craquelés et aux peintures écaillées, sa gare abandonnée n’appartenant désormais « à personne et à tout le monde »… En veut-on une preuve ? Voici une famille de touristes qui confondent les pillards avec de sympathiques autochtones, si couleur locale qu’on veut les prendre en photo !

Sous ses pieds, le vide (intérieur)

Les vestiges, ce sont aussi ceux du cinéma italien lui-même, que Rohrwacher exhume sans nostalgie : les tombaroli ont des airs de Vitelloni, mais avec la crasse du lumpenproletariat grouillant dans le bidonville d’Affreux, sales et méchants ; ils s’ébattent autour d’une jeune femme en poussant des cris de poulet tels les immigrés de Pain et chocolat ; ils courent à travers les champs en accéléré comme dans les films de Pietro Germi ; même la mamma est un bout d’histoire en soi, puisqu’elle est incarnée par Isabella Rossellini, hilarante en professeur de musique donnant ses leçons contre des tâches ménagères. Mais Rohrwacher ne singe pas le geste de ses maîtres ; elle le réinvente selon son goût du réalisme magique. Lors des « intuitions » d’Arthur, qui lui permettent de sentir le vide des tombes sous ses pieds, la caméra se retrouve la tête en bas dans des plans littéralement renversants, ouvrant ainsi la voie à une exploration poétique de la réalité. L’errance du personnage, métaphysique et morale, quasiment antonionienne, révèle non seulement les trésors cachés mais aussi une organisation rigide de la société qu’il bouscule dans un accès de fièvre pour ouvrir la voie à de nouvelles utopies — ou de nouvelles uchronies…

« Peut-être que si les Étrusques étaient encore là, il n’y aurait pas tout ce machisme en Italie » lance en français dans le texte et face à la caméra Mélodie (Lou-Roy Lecollinet), trouble intermédiaire entre les voleurs et leur client principal. Un machisme qui se traduit par une nette séparation entre les bandes d’hommes — tous voyous — et les clans de femme — trop occupées à se quereller. Rohrwacher se plaît là encore à laisser au temps le soin de rebattre les cartes : du fin fond de la terre, scellées par ses ancêtres, surgissent quelques vérités éternelles — les tombes des pauvres d’hier ne valent rien, comme leur vie d’aujourd’hui — et d’autres plus conjoncturelles — la marchandisation mondiale de l’art — dont Arthur devient le dépositaire mélancolique. Comme dans ses films précédents, Rohrwacher laisse aux enfants le droit de repenser l’avenir à partir de cet héritage-là, avec la même liberté qu’elle déploie ici envers son héritage cinématographique.

La Chimère
D’Alice Rohrwacher (It-Fr-Suisse, 2h11) avec Josh O’Connor, Carol Duarte, Vicenzo Nemolato…
Sortie le 6 décembre

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