Promesses tenues

Cinéma / Avec ces magistrales "Promesses de l'ombre", David Cronenberg poursuit le travail engagé dans "A history of violence" : derrière le polar efficace et jouissif, un labyrinthe de passions à déchiffrer et d'identités troublées. Christophe Chabert

Une prostituée russe décède dans un hôpital londonien, en donnant naissance à une petite fille. Anna (Naomi Watts), l'infirmière qui l'a recueillie, récupère dans ses affaires son journal intime. Le texte lui est incompréhensible, mais pas totalement étranger ; en effet, elle possède elle-même des origines russes, et c'est naturellement qu'elle va le soumettre pour traduction à son oncle mal luné, mais aussi à un restaurateur prévenant. Dans le même temps, Kirill (Vincent Cassel), un truand agité, tente de faire accepter dans le milieu son chauffeur Nikolaï (Viggo Mortensen) en lui laissant le sale boulot, c'est-à-dire faire disparaître les cadavres derrière lui. Toutes les composantes ainsi en place, les différentes intrigues peuvent se rejoindre : quel chemin a conduit la prostituée à la mort ? Pourquoi ce chauffeur froid tombe-t-il le masque en face de cette infirmière potentiellement dangereuse pour son ascension dans la mafia russe ? Entre le code de l'honneur et la loi du sang, quelle règle aura la préférence d'un père trop tranquille ?À livre ouvertLe résumé du nouveau film de Cronenberg, n'est pas un leurre. En effet, Les Promesses de l'ombre est un polar classique, avec ses scènes spectaculaires, ses effets de suspense, sa rigueur scénaristique, ses renversements de situation. Il y a tout ça, et le spectateur est vivement incité à se laisser aller à ce divertissement brillant, comme hier il avait applaudi l'impressionnant A history of violence et son côté comic book tragique. Mais Les Promesses de l'ombre est aussi un film passionnant, poussant sans arrêt à de nouvelles lectures et débouchant sur une réflexion d'une grande tristesse sur la solitude de l'existence. On a parlé de lectures, et c'est bien de cela dont il est question. Il y a ce journal qui passe de main en main et dont la traduction est un enjeu et une menace ; à l'autre bout de l'histoire, il y a ces tatouages qui racontent l'histoire de chacun des gangsters russes, une "histoire de violence" puisqu'elle s'est écrite en prison et dans le sang. Celui qui lit est celui qui sait, mais savoir lire, c'est aussi mettre sa vie en danger en s'approchant de trop près de l'existence des autres. À plusieurs reprises pendant le film, cette "connaissance" se paye cher, des deux côtés. Pourtant, et c'est l'enjeu majeur des Promesses de l'ombre, sans elle, on ne peut véritablement affronter sa propre identité. C'est là que le film prolonge vraiment l'expérience de A history of violence. Pour Cronenberg, l'identité n'est peut-être qu'un masque : dans le film précédent, derrière le père de famille rangé se cachait un tueur impitoyable ; ici, toutes les façades sociales en révèlent d'autres, plus troubles. Le truand entouré de filles se révèle homo, le vieillard adorable est en fait un violeur abject, l'infirmière anglaise cache une mère russe qui s'ignore... Pourtant, Cronenberg laisse une brèche béante pour expliquer comment les choses basculent. Le passé des personnages est comme un livre aux pages arrachées ; à moins que ces pages-là n'aient jamais existé ! Cette grande inconnue (comment devient-on ce que l'on est ?) fait des Promesses de l'ombre non pas un film psychologique, mais bien existentialiste.À poil !Or, disait Sartre (que Cronenberg aime beaucoup !), l'existence précède l'essence. Le cinéaste a fait de cette hypothèse philosophique une règle de mise en scène : ne jamais laisser le propos parasiter l'action, les intentions recouvrir le spectacle ; rester à la surface des choses, pour mieux encourager le spectateur à travailler une fois les lumières rallumées et creuser le sens de ce qu'il a pris plaisir à voir. En grand maître, Cronenberg laisse ainsi s'écouler son récit avant de placer au bon moment la scène qui dérange, le moment qu'aucune série B ne se serait aventuré à filmer. Qui, par exemple, se serait approché si près de ces deux rituels étranges et fascinants que sont la préparation d'un buffet à la Russe et la déambulation dans un cimetière d'un peloton de supporters après un match Chelsea-Arsenal ? Qui prendrait le risque de décrire dans un premier temps ses personnages comme des caricatures (il faut voir le balais brosse qui sert de coiffure à Mortensen dans le film !) avant de briser ses propres stéréotypes ? Qui s'autoriserait un recours quasi-constant à l'humour noir dans un film au sujet grave et au discours si désenchanté ? Et surtout, qui oserait montrer avec autant de crudité une démonstration de virilité tournant à l'exercice d'humiliation, puis une scène d'action absolument inédite, où un homme nu se bat contre deux tueurs habillés, situation humiliante transformée en grand moment de virilité ? Cette séquence est le sommet incontestable du film, celle qui lui donne d'ores et déjà une large option sur la postérité. Encore faut-il voir ce qu'elle a de si exceptionnel... Car Cronenberg, qui a depuis longtemps abandonné les tabous, la réalise comme une scène d'action "normale" ; qu'un acteur soit nu au milieu ne change rien. Le cinéaste a compris qu'il faut dorénavant compter avec le regard du spectateur abreuvé d'images pour renouveler les codes éculés du cinéma commercial. Ainsi le réalisme ne suffit plus à transgresser les limites et dépasser l'effet de réel des news et d'Internet. Pour Cronenberg, une scène mille fois vue doit être subvertie de l'intérieur, sans jamais souligner avec la caméra cette subversion. C'est le meilleur résumé de ce qui se joue dans Les Promesses de l'ombre : pour arriver à l'émotion, il faut savoir se tenir en distance, se faire oublier. Mais, aux dernières images, les larmes aux yeux, personne ne niera que ce nouveau Cronenberg est un film authentiquement bouleversant...Les Promesses de l'ombrede David Cronenberg (ÉU, 1h40) avec Viggo Mortensen, Naomi Watts, Vincent Cassel...

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