Littérature / La romancière américaine, première femme noire à obtenir le prix Nobel de littérature en 1993, est de passage à Lyon. Son œuvre, d'une très grande résonance, autant que son charisme absolu, font de Toni Morrison un personnage qui dépasse largement le milieu littéraire. Yann Nicol
Le Grand Roman américainIl y a quelques semaines, le New-York Times désignait Beloved comme le plus grand roman américain de ces 25 dernières années. Le cinquième roman de Toni Morrison, publié en 1987, est en bonne compagnie, puisqu'on trouve en haut de ce classement des livres cultes, comme Outremonde, de Don De Lillo, Méridien de sang, de Cormac Mac Carthy ou Pastorale américaine, de Philip Roth. Qu'ont en commun ces quatre livres ? Ils sont, justement de Grands Romans américains. De ceux qui parviennent à lier les destins intimes, au travers d'une voix unique et singulière, à une représentation beaucoup plus large de la réalité historique, sociale et culturelle de l'Amérique. De ceux qui touchent de la plume ce qui fait la complexité d'une Histoire que la version officielle a tendance à simplifier et à masquer. De ceux qui participent au fondement d'une autre vision du monde. Comment ? La réponse est simple : en donnant la parole à ceux qui ne l'ont pas, aux oubliés d'une Amérique qui nie son cosmopolitisme. La communauté juive chez Philip Roth, les Indiens pour Mac Carthy, le Bronx pour De Lillo. Et pour Toni Morrison, les Noirs. Les raisons de la colèreAvant de devenir la romancière que l'on connaît et de porter haut et fort la voix des Noirs et des exclus par l'intermédiaire de son écriture, Toni Morrison a participé à la mise en avant de la communauté afro-américaine à travers la promotion de sa littérature. En témoigne la publication, à l'époque où elle était éditrice chez Random House, des autobiographies de Mohamed Ali, d'Angela Davis, ou des œuvres d'écrivains noirs réunis dans le fameux Black Book. Dans Jouer dans le noir, l'un des essais qu'elle a publiés parallèlement à son œuvre de fiction, elle dénonçait d'ailleurs la manière dont beaucoup d'écrivains de race blanche avaient participé, au travers de leurs livres, à dissimuler la présence de la communauté noire en Amérique. L'exposition grandissante d'une littérature afro-américaine dont Toni Morrison est la figure de proue, symbolisée également par les œuvres de Percival Everett ou John Edgar Wideman (son dernier roman, Où se cacher, vient tout juste de paraître aux éditions Gallimard) est plus qu'une revanche. C'est un motif d'espoir.Mythe, histoire, identitésMais comment fait-on pour devenir la voix d'une communauté ? Pour en capter les cris, les murmures et les souffles ? En s'attachant à décrire son histoire, répond Toni Morrison avec Beloved, lorsqu'elle évoque avec une force incomparable les années d'esclavage à travers l'histoire d'une femme, Sethe, qui choisit de tuer sa propre fille plutôt que la laisser vivre en esclave. En cernant ses mutations, répond-elle également avec Jazz, qui dissèque la période des folles années 20, lorsque beaucoup d'Afro-Américains quittèrent le sud ségrégationniste pour monter jusqu'à Harlem où résonne alors la trompette de Louis Armstrong. En revisitant ses mythes, poursuit-elle dans Le Chant de Salomon, où elle s'attache à la figure de l'Africain Volant, métaphore de la quête et de la liberté, dans un récit vertigineux sur les racines du peuple noir. En questionnant enfin son identité, ses identités même, par le prisme d'une multitude de personnages, dont beaucoup de femmes, qui, à l'image des sœurs de Sulla représentent l'extraordinaire énergie de vie des femmes afro-américaines et, en filigrane, la sienne. Figures incontournablesL'universalité qui imprègne ses romans trouve également sa source dans une hyper textualité constante : Le Chant de Salomon, qui outre les mythes africains, fait appel à la mythologie grecque (Icare), aux textes fondateurs (Salomon) ou au domaine historique (Charlemagne), en est le meilleur exemple. Ces références participent à l'évocation d'une mémoire collective et permettent de sublimer, en d'envoûtantes métaphores, les origines et la réalité de la communauté africaine et, plus largement, de la nature humaine. Mais cela n'est possible que dans une structure narrative de cette ampleur, foisonnante et labyrinthique, qui confère à ses héros un extraordinaire pouvoir d'incarnation. La force de Morrison est de ramener l'universel à l'intime en mettant son extrême érudition au service de son propos et de ses personnages. Des personnages complexes, que son écriture rythmée et charnelle mue par d'incessants va-et-vient, permet d'explorer dans toute leur profondeur. Des personnages qui, par la singularité de leurs voix et de leurs destins, donnent au lecteur une incroyable sensation d'intimité, de compréhension et d'empathie. Des personnages qui font, sans aucun doute, partie des figures incontournables de la littérature mondiale.
