Les Poupées déchirent

Théâtre-cirque / Avec «Kawaï Hentaï», Karelle Prugnaud ouvre la boîte à fantasmes de l’univers manga. À l’intérieur, l’âge d’or de l’enfance et la régression poussée jusqu’à l’angoisse. Dorotée Aznar

«Au Japon, tout est codé, le rapport à l’autre est très difficile et cela crée un imaginaire érotique particulier. Les fantasmes sont très violents et une fois que la porte est ouverte, il n’existe aucune culpabilité judéo-chrétienne pour la refermer», analyse Karelle Prugnaud. Ne vous fiez pourtant ni à son teint clair, ni à ses longs cheveux noirs, ni même à ses yeux en amande. Si la jeune metteur en scène a choisi d’explorer l’univers du manga pour en extraire les clichés et les archétypes, elle a découvert le Japon et sa culture récemment, au hasard d’une rencontre avec un artiste. «C’est l’extrême qui m’attire à la base, tout ce qui sort des standards habituels». Pour son nouveau spectacle, elle s’est plongée dans le monde des ‘otaku’, ces maniaques du virtuel, ces fans absolus de mangas qui font entrer le fantasme dans la réalité, jusqu’à endosser le costume et emprunter la «vie» de personnages de fiction qu’ils adulent. «Au Japon, on n’a pas le temps de profiter de son enfance et certains adultes refusent de grandir, d’accepter que les rêves ne vont pas se réaliser. Ils choisissent alors d’évoluer dans un monde virtuel». Le manga, divertissement très populaire au Japon, propose alors l’échappatoire idéale. «Le manga repose sur le culte de la figure, du modèle, de l’idole. C’est un divertissement rapide et le rapport à l’enfance, toujours présent, permet de toucher immédiatement les lecteurs. Des jeunes filles idéales sont aussi créées pour faire fantasmer», ajoute la metteur en scène. Des fantasmes angoissants, une obsession pour la jeunesse et le besoin d’échapper à un quotidien trop normé constituent ainsi la matière d’un spectacle alliant théâtre, cirque, performance et chanson.Hôtel des otakus
À première vue, «Kawaï Hentaï» se présente comme une installation d’art contemporain qui prendrait vie tout à coup. Le spectateur est invité à entrer dans diverses chambres d’hôtel et à prendre part à des scènes intimes en adoptant la posture du voyeur. Plusieurs tableaux issus de l’univers manga sont proposés, sous forme de déambulation ou de jeu vidéo, avec ses épreuves, ses obstacles, ses niveaux et ses musiques caractéristiques. On croise ici des Dollers, ces hommes d’une cinquantaine d’années qui, une fois rentrés chez eux, deviennent des personnages de fiction en cachant leurs visages sous des masques juvéniles et en dissimulant leur corps sous un zentaï (une combinaison intégrale en lycra qui imite une peau sans défaut), des petits démons aux têtes de nounours échappés d’un jeu et l’on peut même glaner quelques câlins gratuits (free hugs), «ces moments de fausse tendresse dénués de toute humanité». Un monde virtuel pour des solitudes bien réelles.Poulpes et poupées
«Kawaï Hentaï», comme «adorable et anormal», comme «mignon et trash». Karelle Prugnaud entend montrer la faille, l’humain qui se cache derrière le masque ou la surface un peu trop lisse. Ainsi, tandis qu’un homme cuisine entre les quatre murs d’un appartement trop exigu, une jeune fille blonde et nue au sourire candide -comme échappée de son imagination- se contorsionne sur la table et adopte des postures sans équivoque. Bientôt, des poulpes recouvrent et souillent ce corps parfait. Dans la pièce d’à côté, la jolie peluche au sourire figée dort paisiblement dans son cercueil. «La salissure fait partie intégrante du fantasme et c’est ce faux-semblant, ce qui est toujours différent de la première perception que l’on pouvait avoir qui m’intéresse», conclue Karelle Prugnaud. Âmes sensibles, s’abstenir.Kawaï Hentaï
Aux Subsistances, vendredi 5, samedi 6, lundi 8, mardi 9 et mercredi 10 février.

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